De la visibilité futuriste au futurisme invisible.
« Les ordinateurs ne nous rendront que le génie ou les perversions des hommes de leur temps, qui
sont partis il y a des millénaires d’un petit silex taillé pour en arriver, avec de la silice, à supprimer
l’espace-temps. Un éblouissement. En reliant par Internet tous les ordinateurs du monde, le réseau
nous coiffe d’une vaste toile d’araignée d’informations, de communications. Cet aboutissement a été
si vertigineux que, dans l’ensemble, notre propre évolution n’a pas suivi, de sorte que c’est aussi une
angoisse. Tout est à repenser, notre économie, nos sociétés, notre philosophie. Des questions se
posent: comment voulons-nous vivre? Nous développer en nous-mêmes? Nous harmoniser? »1
Charlotte Perriand
Si l'on cherche sur internet dans l'encyclopédie libre et collective wikipedia (en français) le mot
"futurisme", on peut lire sur cet URL http://fr.wikipedia.org/wiki/Futurisme en conclusion (à la date
de la rédaction de cet article) qu' « aujourd'hui encore quelques artistes se réclament du Futurisme
comme Antonio Fiore en Italie, qui propose de passer à la troisième étape artistique du mouvement :
la première était la vitesse, la deuxième la course au ciel, la troisième sera la course à l'espace. » 2
Ce n'est évidemment pas le seul site internet à proposer des informations visibles sur le Futurisme,
mais il est intéressant de noter que cette information est extraite d'une nouvelle manière de publier sur
le réseau informatique mondial, qui anticipe une nouvelle mutation dite interactive du Web2-0. Il y a
plus d'une dizaine d'années, à l'aube de la démocratisation planétaire des accès à l'internet, un groupe
de programmeurs californiens en informatique se tournent d'ailleurs vers le Futurisme italien comme
base de lancement pour une relecture – écriture d'un manifeste original – anticipant les nouveaux défis
lancés aux étoiles naissantes dans l'univers du numérique.
Presque un siècle plus tôt, à l'aube de la civilisation des machines mécaniques, le Futurisme italien
lança au nom de toutes les avant-gardes, le premier geste d'ouverture pour la reconstruction de
l'univers moderne. Il serait inutile de refaire ici cette longue histoire nous propulsant aujourd'hui au
21ième siècle, en confrontation avec ces nouvelles mutations pour la civilisation humaine à l'échelle
planétaire, à l'heure où le futurisme de Marinetti est presque en passe de devenir un lieu commun.
Effectivement en 2005, Marinetti est désormais édité en France dans une collection de poche des
"Milles et une nuits". Le Futurisme par le bien de son fondateur serait-il donc devenu en France un
classique déjà disponible de longue date dans une édition de type Pléiade en Italie ?
La question est sans doute encore là éternellement celle d'une guerre de tranchées idéologiques entre
le modernisme et la modernité datant déjà de la naissance des avant-gardes artistiques. Sur les
spécificités liées à l'art italien, le Futurisme est l'un de ses portes drapeaux. Et nous laisserons aux
critiques d'arts professionels français le soin de ne pas nous en parler avec intelligence, comme lors de
la dernière actualité d'une grande exposition hexagonale en 2006. (cf. Voir la presse sur l'exposition
dont le catalogue porte le titre Italia Nova une aventure de l'art en Italie 1900-1950).
Laissant donc à d'autres le soin de retracer cette histoire, nous tenterons in-justement ici, peut-être un
peu trop brièvement, d'éclairer une autre ligne futuriste forte dont la continuité a hanté non seulement
les mémoires mais également des formes créatives contemporaines de manière novatrice. Notre
approche nullement exaustive souligne pourtant ici un aspect technologique par la valeur d'originalité
et non seulement par sa place sur l'actuel marché de l'art : disons sur le continent des arts
technologiques, par une ouverture jusqu'aux confins cosmisques de l'être (?).
Si l'on considère l'année 1968 à l'ICA de Londres avec la manifestation "Cybernetic Serendipity"
comme l'une des premières fois où la question de la créativité des ordinateurs et des arts est posée
dans une réelle manifestation culturelle d'importance, le spectacle L'oeil-Oiseau du scénographe
Jacques Polieri en 1967 fut également dans le cadre de la Fondation Maeght dans le sud de la France,
une mise en jeu concrète, de l'ordinateur face à l'abstraction du peintre Joan Mirò.
Les futuristes historiques comme le peintre Enzo Benedetto ou l'architecte Alberto Sartoris
continuèrent aussi avec leurs styles et personnalités, l'aventure majeure de leur vie tout au long du
1 Charlotte Perriand, Une vie de création, éditions Odile Jacob, Paris, 1998.
2 Antonio Fiore catalogue d'exposition, Rome 2005, Ofagrà "Opere 1978-2005". http://www.antoniofiore.it/
siècle passé dans cette voie/x. L'un avec sa revue artistique Futurismo Oggi et l'autre avec ses projets
de construction jusqu'à son dernier souffle. Les deux gardèrent ainsi l'esprit d'un feu technologique,
d'une tradition qui anime ce courant. C'est de cette invisibilité technologique du Futurisme italien dont
il est question ici, par une autre visibilité futuriste, comme référence à travers un manifeste pictural du
peintre Boccioni réinterprété.
CODE FUTUR
Le 03 février 1994, Paul Haeberli et Bruce Karsh du groupe Graphica Obscura précisent dans "Lo Noi
Boccioni : Back ground on Futurist Programming" plusieurs explications d'un manifeste de 1991 aux
futuristes programmeurs. Il est pour la première fois évoqué aujourd'hui hors de l'internet en France.
Ils y affirment une croyance dont les principales thèses futuristes sont une grande opportunité pour
être appliquée à la science. Ils réagissent ainsi contre un état et une atmosphère quasi religieuse qui
entourent à cette époque cet art. Ainsi, ils voulurent jeter les contraintes du passé et célébrer la
renaissance d'un art de la programmation informatique comme une vision rétro-futuriste. Un terme
qui recouvre d'ailleurs de multiples champs de recherches, particulièrement aux Etats-Unis ces
dernières années.
Mais dix ans après, ce qui n'était qu'un appel transmis sur l'internet est devenu un lieu commun, au
même titre que le terme futuriste placé hors de son contexte historique et conceptuel réellement
opérant. Pourtant une partie des remarques de ces deux artistes de la programmation est toujours
valide quand ils disent que les systèmes informatiques sont obsolètes et inefficaces. Les ordinateurs
sont 200 fois plus performants en seulement 20 ans face à l'évolution des individus. La
programmation et le webdesign est une progression beaucoup plus lente depuis son invention. Et cela
reste toujours valide aujourd'hui avec le cache misère d'une convergence de la créativité et des
intelligences, derrière l'apparation d'un futur Web2-0. Ils souhaitaient une science qui n'a rien à voir
avec l'enseignement académique, ne permettant pas de créer des réalisations intéressantes dans les
universités par rapport à sa pratique au quotidien.
Après avoir fait le bilan de la présence et de l'implantation de la philosophie des futuristes italiens à
l'échelle internationale dans l'ensemble des mouvements d'avant-gardes artistiques, ils reprennent
ainsi en l'actualisant un appel où : « Nous croyons qu'il est temps d'être exempt des contraintes du
passé, et célébrons une Renaissance dans l'art de la programmation d'ordinateur. Nous constatons
que plusieurs des systèmes informatiques d'aujourd'hui sont désespérément inutiles et inefficaces. »
De même, ils poursuivent sous notre traduction que Nous voudrions voir la science à l'avance de la
programmation aussi rapidement que d'autres champs de la technologie. » Pour eux, l'explication
repose sur un enseignement, un formatage universitaire et sans doute économique, liée à des lourdeurs
institutionnelles et dogmatiques. Ainsi « la situation actuelle dans la programmation décourage
l'expérimentation et l'analyse formelle. Ceci semble contraire à ce que nous espérions d'une
"science" ». Après ces quelques années passées, nous pourrions presque dire que l'apparition des
logiciels et les systèmes d'exploitations libres ont eu raison avec eux du vieux monde, qui ne peut
comme ils le souhaitaient être uniquement tourné vers un langage "anglophone". Pourtant, je vous
invite à lire en anglais leur Manifesto of Futurist Programming directement sur internet « To the
young programmers of the World! »1.
FUTUR CODE
Mais pour finir sous une forme ouverte sur cette source, nous vous invitons après ce document des
futuristes programmeurs à écouter maintenant l'analyse de l'un des spécialistes d'une autre avant-garde
historique, le Constructivisme. L'un de ses spécialistes français Gérard Conio nous explique justement
en cette même année qu'en réponse aux questions de Modernisme et Modernité, il exite une
dichotomie entre vision et manifestation qui n'a rien à voir avec utopie et réalité.
Car « Le modernisme a donné le coup d'envoi à une aventure créatrice à laquelle la modernité
pourrait bien apporter le coup de grâce. La modernité se définit donc alors à la fois comme la
résultante du modernisme, mais aussi comme son reniement, dans la mesure où l'écart entre les idées
1 http://www.graficaobscura.com/future/futman.html
et les faits, entre le rêve moderniste et la réalité moderne, mesure tout ce qui sépare l'ardeur joyeuse
des attentes de la tristesse des accomplissements. (...)
La voie de l'artiste est en cela pareille à la Gnose. La vérité qu'il cherche à atteindre passe par le
dépouillement de l'apparence, par la rupture avec les conditions de la vie contemporaine. Cela suffit
à montrer l'abîme ontologique, existentiel, éthique, qui sépare la tâche de l'artiste de la société qui
l'entoure. La retraite, l'isolement, le silence, l'intériorité, en un mot, le Désert,lui restitueront le poids
des mots et des images. Seul sera sauvé celui qui restera Dehors, masqué, inconnu, invisible. Hors
Lieu, Hors Jeu. »1
Dans cette analyse artistique tirant ainsi un bilan du 20ième siècle, n'est-on pas logiquement invité à
habiter autrement le monde qui est désormais un réseau émergent, que nous définissons comme
"Mobile Wireless Digital" à l'ére post-internet c'est-à-dire dans un "Désert – Dehors – Hors Lieu,
Hors Jeu" ? Depuis plus de quinze ans, nous participons ainsi à la numérisation du monde à travers
une recombinaison qui dessine un graphisme obscur, dans un passage entre visibilité et invisibilité des
mémoires actives2. Ce qui constitue l'émergence d'une réflexion et d'une pratique d'un "espace autre"
pour un "temps autre" déplaçant toute hétérotopie (cf. Michel Foucault). Poursuivons cette double
évolution à travers les écrans électroniques, (certainement comme phase transitoire du stade de
l'image comme miroir de l'humanité), à propos de l'invisible technologie qui rend désormais visible
l'intelligence humaine. Revenons dans ce sens sur l'existence de la revue italienne Simultanéità3
mettant en avant l'écrivain cyber-punk Bruce Sterling entre l'esprit d'Enzo Benedetto qui voulait se
réincarner dans cette revue et l'architecte Alberto Sartoris avec La Citta Digitale à la fin des années 90
comme une continuation logique et cohérente, entre l'artistique et l'informatique. Attendons donc
derrière nos écrans, comme des ermites inter-connectés, le devenir d'une numérisation extérieure à
toute nouvelle mode, version Web2-0, un troisième millénaire où le futurisme invisible ou visible est
une donnée permanente, non seulement comme référence centrale et immuable, mais peut-être
comme l'unité d'un fragment d'imaginaires pré-ou post-historiques.
"Bella ciao" l'époque moderne et la modernité ! Retour à une éternelle vision plus originelle ! Celle où
seul le mouvement d'un langage créatif, artistique ou informatique en remplace un autre, passant des
ténèbres aux lumières, d'une poétique aux digitalisations, dans un libre esprit humain, hors des échecs
en jeu entre modernité et modernisme. Celui qui recombine du sens hors des oppositions dans un
autre parcours spatio-temporel. Ainsi, le scénographe Jacques Polieri4, l'un des rares continuateurs des
avant-gardes historiques jusqu'à ce questionnement de créateur à l'heure du tout technologique, nous
propose à notre sens, dans un texte confidentiel, une possible orientation nullement synthétique après
ce qui vient d'être déployé. La même année du manifeste des futuristes programmeurs de Graphica
Obscura, Jacques Polieri propose un réel écho, autour d'un langage dépassant les codes. C'est l'
alchimie dont l'écoute n'apporte aucune réponse autre qu'une sonorité visionnaire :
« En réalité la lettre et le nombre qui lui correspond, qui est "est" la chose, l'étant ou l'être,
représente un stade inférieur du rapport dominateur ou de l'interprétation dans la pensée occultiste ;
ce stade premier est magie, mais il existe d'autres stades plus ésotériques (que l'on retrouve
notamment dans les traditions hébraïque, islamique ou hindoue), l'ordre initiatique par exemple qui
peut opérer jusqu'au degré du "souffre rouge" alchimique, ou encore et surtout la réalisation totale
cosmogonique, suprême degré d'initiation, qui permet de coopérer consciemment au plan du "grand
architecte de l'Univers" »5.
Franck Ancel
pp 235-237 Revue LIGEIA "FUTURISME"
N°69-70-71-72 Juillet-Décembre 2006.
1 Gérard Conio, Modernisme et Modernité, conférence du 8 septembre 1994. éditions du Nouveau Musée / Institut
d'Art Contemporain, cahier numéro 1 "les philosophies de l'art", 1996, Lyon, p.3, p.42.
2 Franck Ancel, L'art de la mémoire ou la mémoire de l'art, revue Ligeia oct. 2002 – juin 2003, pp.9-22.
3 Revue Simultanéità, n°4, Roma, 1999. Nouvelle formule sur internet http://simultaneita.net/homepageeng.html
4 Franck Ancel, Jacques Poliéri : par delà le spectacle, revue Ligeia, janvier-juin 2006, pp.78-82.
5 Jacques Polieri, extrait de Le soufre rouge, New York, mars 1990. p.15 catalogue Catherine Val, Galerie 1900/2000,
Paris, 1991.
FRANCK ANCEL
www.antoniofiore.it
http://www.youtube.com/watch?v=7pjUAEhmoak Filmato